"Et tarab" - Poème de notre camarade feu Georges TRUCHET

Georges TRUCHET (1940/2005), élève à Carnot de 1949 à 1956, Docteur d'Etat ès sciences naturelles et Directeur de recherches en biologie cellulaire au CNRS (Médaille d'argent du CNRS), était aussi un poète. Il était très attaché à ses camarades du Lycée Carnot et à la Tunisie et se disait "Min ouled Zarzis". Ce poème a été composé en 2000.

J'étais à la terrasse d'un simple café maure
Comme il y en a tant aux pays du Levant,
Les murs peints à la chaux, un modeste décor,
Du cuivre ça et là, quelques tables, quelques bancs...
Le jour ayant été d'une humeur excessive,
Un enfant savamment ne cessait d'asperger
Les dalles du devant. Dérisoire tentative
De rendre supportables les chaleurs exhalées.
Je m'y étais rendu pour la saveur gourmande
D'un thé servi brûlant, accompagné d'amandes
Ou d'un verre de legmî, ou d'un doigt de boukha
A déguster sans hâte, en goûtant la khemia
Les olives brisées, les pois-chiches, les supions
Ou les beignets de fleurs relevés d'harissa
Que l'on doit savourer lentement, pas à pas.
Le temps, en ce domaine, est une obligation....
Je trouvais bien étrange qu'en ce lieu de passage
Les gens parlaient tout bas, ou bien ne parlaient pas.
Et m'imposant, dès lors, de respecter l'usage
J'attendis un serveur. Le serveur ne vint pas!
Je me fis indulgent, réprimant mon attente!
La vie voguait là-bas sur des lois nonchalantes....

Je me souviens bien mal de ce que je vécus,
Et ce que fut mon temps dans ce café perdu.
Je me rappelle pourtant les longues aspirations
Que les hommes attablés tiraient d'un narguilé
Qui teinte le tabac d'une odeur parfumée
Et double le plaisir, d'étranges sensations...
Et puis je me souviens comme d'un chant rythmé,
Poignante mélopée parvenant du néant,
Ayant la force de vagues venues de l'océan
Que l'on voit se défaire et revivre à jamais.
Un chant fait de complaintes, comme un long cri de femme,
Un chant immatériel, qui fait tanguer les âmes
Un cri inachevé, un cri sauvage et tendre
Qui s'adresse à chacun, fils d'Allah ou roumi,
Un cri que tout un peuple répète à l'infini
Et qu'on ne perçoit plus à force de l'entendre.
Il y a dans ce chant la force d'un message
Qui éveille l'ardeur et incite au combat.
Mais il y a aussi, le merveilleux trépas
De l'extase assouvie qui s'empare des sages
Empruntant la pensée pour goûter au plaisir
Que leurs sens fatigués ne peuvent plus servir.
Discret, je m'inquiétai auprès d'un vieil arabe.
Des raisons qui faisaient ce moment irréel.
Il portait du jasmin sur le bord de l'oreille
Et, sans me regarder, murmura : " Et tarab ".
Georges TRUCHET        


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